1

— Elle est toujours bien là ! constata Bill Ballantine.

Il parlait de la Cherokee, stationnée là où ils l’avaient laissée, sur le parking, lors de leur visite à Dinosaurland.

— Soyons quand même prudents, fit Morane alors que l’Ecossais et lui s’approchaient du véhicule.

— Vous continuez à croire qu’elle pourrait être piégée ?

— Tout est possible, mon vieux… Avec l’Ombre Jaune…

— Il nous connaît trop pour imaginer un truc aussi grossier, non ?

— Ouais… ouais…

Après leur visite dans les catacombes du quartier Manhattan, à Bruxelles, le portier du Métropole avait remis à Morane une enveloppe adressée à son nom. À l’intérieur, une feuille de papier pliée en quatre, avec ces simples mots griffonnés en capitales : « Votre Cherokee vous attend sur le parking de Dinosaurland. Elle vous parlera. »

Un tel message ne pouvait être innocent. Surtout que, selon toute probabilité, il émanait de Monsieur Ming. Tout à fait dans sa manière. Le terrible Mongol – ou Mandchou – aimait s’entourer de mystère. D’ailleurs n’était-il pas lui-même le mystère personnifié ?

Le soleil pesait lourd sur le désert de Mojave en cette fin d’après-midi, et les visiteurs de Dinosaurland se faisaient rares ou se terraient dans les constructions climatisées.

Bob Morane et Bill Ballantine s’étaient rapprochés de la Cherokee et l’inspectaient avec attention. Comme s’ils s’attendaient à ce qu’elle morde.

— Jusqu’à maintenant, elle n’a pas encore… parlé, constata Bill.

Cette phrase de la missive reçue à Bruxelles – « elle vous parlera » – les avait intrigués depuis le début.

À travers le pare-brise, Bob montra une feuille de papier, dépliée, posée bien en évidence sur la tablette du tableau de bord. On ne pouvait pas lire, mais quelque chose y était écrit.

— Ce papelard n’était pas là quand on a quitté la voiture, dit Morane. On l’y a placé depuis…

— J’avais fermé à clef, bloqué les serrures, protesta l’Écossais.

Haussement d’épaules de Morane.

— Comme si des serrures, même bloquées, pouvaient arrêter ceux à qui nous avons affaire !… Passe-moi les clefs !…

— Vous allez risquer le coup ?

— Plutôt !

— Et si ça fait « boum » ?

— Eh bien, ça fera « boum »… J’ai toujours rêvé de périr dans une explosion… Paraît que c’est sans douleur… Passe-moi les clefs…

Cette fois, ce fut l’Écossais qui haussa les épaules. Il tendit les clefs à son compagnon.

— Tant pis, commandant… Vous l’aurez voulu…

Bob ouvrit la portière côté conducteur. Ça ne fit pas « boum » comme le craignait l’Écossais, et il put récupérer le message déposé sur le tableau de bord. Bob lut à voix haute :

« Si Mister Ballantine veut revoir sa cousine vivante, rendez-vous de toute urgence – après il sera trop tard – à l’hacienda d’El Sol y la Luna, près de Los Très Lobos Hills. »

— Boadicée ! ricana Bill. Coucou, la revoilà !… On la cherchait à Bruxelles, et elle est censée reparaître ici, en plein désert… Décidément, on nous prend pour des débutants… J’parie que si nous nous rendons à cette hacienda… Comment vous avez dit, commandant ?

— L’hacienda d’El Sol y la Luna, Bill…

— C’est ça… L’hacienda du Soleil et de la Lune… Donc, si on y va, y’aura pas plus de Boadicée que dans le creux de la main…

Bob Morane eut un sourire.

— Elle ne tiendrait même pas dans la main de King Kong, Bill…

Et il ajouta :

— … malgré sa taille !

L’Écossais laissa passer. Se contenta de passer du coq à l’âne.

— Et comment allons-nous la trouver, cette hacienda d’El Sol y la Luna ?

Tout en parlant, Morane avait retourné le message. Un plan grossier y était tracé. Il le montra à son compagnon, qui y jeta un coup d’œil, haussa les épaules.

— Ça, un plan ?… Même une chienne n’y retrouverait pas ses chiots…

— Tu oublies ça, Bill…

Morane désignait le petit appareil à cadran collé au tableau de bord de la Cherokee. Le géant sursauta.

— Le système GPS, bien sûr !… Reste à savoir si ça fonctionnera…

— Pourquoi pas ? Cela a bien fonctionné, jusqu’ici, quand nous sommes venus… Alors ?…

— Oui, alors ? grogna Bill Ballantine. Qui leva les yeux au ciel, pour enchaîner :

— Que le satellite nous protège !

 

*

* *

 

Le trajet à travers le « désert peint » avait tout d’un voyage en enfer. D’autant plus qu’il était comme sans but précis. Seules, les indications de GPS permettaient à Morane de se diriger. Rien ne ressemblait plus à du sable et à des rochers que du sable et des rochers. Et peut-être même que l’endroit qu’elles indiquaient n’existait pas vraiment. L’hacienda d’El Sol y la Luna et les « Lobos Hills », cela pouvait être nulle part.

La lumière rouge du soleil, très bas dans le ciel, faisait ressembler les lointaines sierras à des crocs ensanglantés.

— Cela fait près de deux heures qu’on roule, fit Bill Ballantine, et rien qui ressemble à une hacienda, Sol y Luna ou autre chose. À mon avis, Monsieur Ming nous mène en bateau… encore une fois…

— Qui te dit qu’il s’agit de Monsieur Ming ? fit Morane.

— Qui ça pourrait être d’autre ?

Les mains au volant, Bob Morane gardait les yeux fixés sur la mauvaise piste qu’aucune ornière n’indiquait. La quitter sans le savoir n’aurait pas nécessité d’efforts, et il était probable qu’alors les indications du satellite seraient vaines. À gauche, à droite, dans la cambrousse rongée par le sang corrosif du soleil, les énormes cactus cierges étendaient leurs bras courbes, figés en un éternel crucifiement.

Croqué par les dents des sierras, le soleil disparut presque soudainement. Seule, une luminosité rougeâtre tachait encore les lointains. Ensuite, l’astre définitivement englouti dans les profondeurs du Pacifique, il n’y eut plus que la nuit totale. Une nuit de cobalt, peinte d’un seul tenant et où, semblait-il, aucun nuage n’avait jamais erré et n’errerait jamais.

Morane tendit la main vers le tableau de bord, dans l’intention d’allumer les phares. Mais il n’en fit rien. La lune avait hissé son visage pâle et rond au-dessus des rochers et éclairait le paysage, le changeant en pans de lumière dure et d’ombre opaque. Devant le véhicule, la piste s’allongeait, se faisait le fantôme d’elle-même.

— Heureusement que vous êtes nyctalope, commandant, dit Bill Ballantine. Moi, je n’y verrais goutte, ou presque…

— On ne peut pas avoir toutes les qualités, Bill…

Les yeux rivés sur la piste, les deux amis ne pouvaient remarquer la Roover qui suivait leur véhicule à un bon kilomètre de distance et qui, avec la tombée de la nuit, s’était encore rapprochée. Elle roulait, elle aussi, tous feux éteints. À bord, trois personnes. Une femme à l’avant, qui tenait le volant. Et, à l’arrière, deux hommes à la face brutale, aux regards fuyants. Ce genre d’individus auxquels, pour employer une expression populaire, on ne donnerait pas le Bon Dieu sans confession.

Quant à la femme, elle était très belle. Un visage de statue orientale taillé dans l’ambre clair. Si Bob Morane et Bill Ballantine s’étaient trouvés à l’arrière de la voiture, les yeux bandés, ils l’auraient tout de suite identifiée à son parfum.

 

Les Nuits de l'Ombre Jaune
titlepage.xhtml
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Vernes,Henri-[Bob Morane-202]Les nuits de l'Ombre Jaune(2006).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html